Au cours de mes nombreux voyages à caractère interreligieux, j’ai
été de plus en plus impressionné par la place que prenait la Miséricorde
dans l’inspiration originelle des grandes religions de la planète.
Cela m’a donc poussé à en faire une étude théologique.

Miséricorde et religion
mars 2007
Ce qu’on entend par Miséricorde dans la
tradition judéo-chrétienne
La tradition chrétienne sur la Miséricorde
est inspirée par le kaléidoscope de matrice juive. Comme pour
dire qu’on ne peut maîtriser ce mystère en un seul mot. Il nous
dépasse toujours, tout en nous traversant.
1.1. Dans la Bible hébraïque
1.1.1. RaHaMim
C’est l’amour viscéral de Dieu ;
il nous porte dans son sein. Sa tendresse est plutôt maternelle.
Il éprouve de la compassion pour les hommes et les femmes.
1.1.2. HeSeD
C’est l’amour fidèle, l’amour inconditionnel.
Il est fidèle à soi-même, à son amour ; il est fidèle à chacun
d’entre nous.
Il désire rendre, restaurer la dignité
à chacun, ce qui est son véritable dû (voir la tunique de l’enfant
prodigue). Cet amour, bien que tendresse, n’est donc pas fusionnel.
Il veut que l’autre soit toujours plus autre, donc soi-même.
C’est une miséricorde qui n’est pas seulement
compassion (Mitleid), mais aussi con-joie (Mit-Freude).
1.1.3. HeN
C’est l’amour gratuit ; cet amour
qui vient gracieusement à l’autre ; c’est le don, la grâce
donnée.
1.2. Dans le Nouveau Testament
1.2.1. splankhna
Ce mot reprend surtout le rahamim hébraïque.
Jésus est défini par ses entrailles dans les Evangiles. A tel
point qu’il y révèle un côté plutôt féminin de Dieu.
1.2.2. eleos
C’est plutôt le hesed. Mais c’est aussi
l’« huile » de Dieu, qui vient guérir. L’Eglise a su
lui donner sa juste importance dans l’invocation souvent répétée :
« Kyrie eleison ».
1.2.3. oiktirmos
Cette même Miséricorde fait de nous une
même maison ; ou mieux elle nous rappelle que nous sommes
d’une même famille, d’un même sein, que nous sommes tous frères
et sœurs d’un même père.
1.2.4. kharis
C’est la grâce, le don ; don transmis
dans la personnalité de nos frères, dans leur charisme. La Miséricorde
est concrète ; elle est du quotidien de nos relations.
2. La Miséricorde à la croisée des grandes religions de la Planète
2.1. En Judaïsme
C’est le cœur de la prière juive :
il n’y aurait pas de relation à Dieu si la créature illimitée
et consciente de sa fragilité ne s’ouvrait à sa Miséricorde en
grande confiance. S’il n’était pas le Miséricordieux, il n’y aurait
même pas de prière possible.
De plus, Israël en est témoin : il
est appelé à l'Unification du Nom : unifier personnellement,
dans le rapport aux autres et dans le monde le Nom du Seigneur.
Il s'agit en fait de cheminer vers la
parfaite unité de Justice et Miséricorde que le Seigneur est dans
son être le plus profond. Il s'agit d'être de plus en plus justes
et miséricordieux à la fois, dans le quotidien de nos gestes,
paroles, pensées.
Vaste programme que cette synthèse entre
justice, vérité et Miséricorde dans notre vie.
C'est cette alchimie profonde que, selon
les traditions biblique et rabbinique, nous appelons Miséricorde.
Défi continu, lequel donne à penser quant
à l'unification personnelle, spirituelle, psychologique, quant
à la communion des familles, dans l'Eglise; il nous invite peut-être
à réajuster nos « stratégies œcuméniques »; indications
on ne peut plus pédagogiques, la personne humaine ayant des difficultés
à trouver son équilibre entre justice et Miséricorde.
Parfois, en effet, elle tend vers l’un,
parfois vers l’autre, devinant l’importance des deux, mais trouvant
difficilement leur agencement. En fait, une Miséricorde déliée
de la justice et de la vérité ne serait plus que naïveté; elle
ne serait pas Miséricorde.
Une vérité affirmée sans justice ni Miséricorde
serait un assommoir; une justice qui ne se ressourcerait pas à
la Miséricorde dans la vérité, ne serait pas digne de ce nom ;
elle serait incapable de rendre l'homme à lui-même, de restaurer
la personne dans sa dignité.
2.2. En Islam
Tous les gestes quotidiens du musulman
se font « au nom de Dieu le Tout-Miséricordieux (Rahman),
le Miséricordieux (rahim). » De plus le croyant reconnaît
dans toute sa vie les signes (ayyat) de la Miséricorde d’Allah.
2.3. En Hindouisme
Partout où dans le monde, il y a misère,
là naît la Miséricorde, là se manifeste un de ses avatars. Elle
est au cœur du rapport du croyant à la divinité.
2.4. En Bouddhisme
C’est dans un « déclic » de
Miséricorde et de compassion que commence le cheminement spirituel
de Gautama, le Bouddha historique. Et la compassion reste fondamentale
dans l’itinéraire du bouddhiste.
2.5. Dans la non-religion
Les Cahiers 1978 d’Albert Cohen évoquent
le parcours initial d’un agnostique ; lequel fera la découverte
de sa vie dans la « tendresse de pitié », testament
qu’il veut léguer à tous ses frères humains, en le criant sur
les toits : c’est la seule expérience qui vaille vraiment
la peine d’être vécue.
3. La Miséricorde (/justice, /vérité) pour une nouvelle civilisation ?
Des témoins de notre temps voient la Miséricorde comme la passerelle, le paradigme, la clé de voûte de la civilisation du troisième millénaire.
3.1. A. Schweitzer
Nous le citerons simplement: « Nous
devons arriver à une civilisation humanitaire avec la Miséricorde
comme base.
« D’abord, chacun doit vivre dans
sa religion, sa parcelle, ainsi on ne se déracine pas. Mais il
faut tendre à la piété du cœur.
« Et ainsi on peut entraîner le
monde qui est devenu étranger au christianisme. Dans notre temps
il faut essayer de comprendre de plus en plus l’esprit du Christ.
Puis il faut attirer le monde à une piété élémentaire (piété dans
le sens large).
« Il faut relire le jugement dernier
(Mt 25). C’est le dernier discours de Jésus au Temple et il y
indique d’après quoi on sera jugé. On le sera sur des choses très
simples : avons-nous donné à manger et à boire à un tel,
etc.
« Relire également Osée 6,6 (‘C’est
la Miséricorde que je veux et non les sacrifices’) et le prophète
Amos. On voit se lever le rideau sur l’histoire du monde. »
3.2. Le Dalaï Lama
C’est aussi un leitmotiv des propos que
tient le dalai-lama. Il serait d’ailleurs un avatar d’Avalokitesvara,
la divinité de la compassion.
3.3. Jean-Paul II
«La Miséricorde, lumière pour le troisième
millénaire »
C’était le cœur avoué de son combat et
de sa spiritualité : « […] J'entends transmettre
aujourd'hui ce message au nouveau millénaire. Je le transmets
à tous les Hommes afin qu'ils apprennent à connaître toujours
mieux le véritable visage de Dieu et le véritable visage de leurs
frères.
« L'amour de Dieu et l'amour des
frères sont en effet indissociables, comme nous l'a rappelé la
première épître de Jean: "nous reconnaissons que nous aimons
les enfants de Dieu à ce que nous aimons Dieu et que nous pratiquons
Ses commandements" (5, 2).
« L'apôtre nous rappelle ici à
la vérité de l'amour, nous montrant dans l'observance des commandements
la mesure et le critère.
« Il n'est pas facile, en effet,
d'aimer d'un amour profond, fait de don authentique de soi. Cet
amour ne s'apprend qu'à l'école de Dieu, à la chaleur de Sa charité.
« En fixant le regard sur lui,
en nous syntonisant sur son cœur de père, nous devenons capables
de regarder nos frères avec des yeux nouveaux, dans une attitude
de gratuité et de partage, de générosité et de pardon. Tout cela
est la Miséricorde !
« […] que nous apporteront les
années qui s'ouvrent à nous ? Quel sera l'avenir de l'Homme
sur la terre ? Nous ne pouvons pas le savoir.
« Il est toutefois certain qu'à
côté de nouveaux progrès ne manqueront pas, malheureusement, les
expériences douloureuses. Mais la lumière de la Miséricorde divine
[…] illuminera le chemin des Hommes du troisième millénaire. »
(JP II, 30 avril 2000)
3.4. Christian de Chergé
Le Prieur martyr de Tibhirine a beaucoup
partagé avec les communautés musulmanes sur la Miséricorde.
Voici une de ses convictions, certainement
prophétique : « [Chrétiens et musulmans,] nous avons
un besoin urgent d’entrer dans la Miséricorde mutuelle.
« Une ‘parole commune’ qui nous
vient de Dieu nous y invite. C’est bien la richesse de sa Miséricorde
qui se manifeste lorsque nous entrons modestement dans le besoin
de ce que la foi de l’autre nous en dit et, mieux encore, de ce
qu’il en vit.
« Cet exode vers l’autre ne saurait
nous détourner de la Terre Promise, s’il est bien vrai que nos
chemins convergent quand une même soif nous attire au même puits.
« Pouvons-nous nous abreuver mutuellement ?
C’est au goût de l’eau qu’on en juge. La véritable eau vive est
celle que nul ne peut faire jaillir, ni contenir. Le monde serait
moins désert si nous pouvions nous reconnaître une vocation commune,
celle de multiplier au passage les fontaines de Miséricorde.
« Et comment douter de cette vocation
commune si nous laissons le Tout-Miséricordieux nous appeler ensemble
à une table unique, celle des pécheurs ?
Ô vous bonnes gens du Livre, venons-en
à notre vocation commune. Le trésor de Dieu est un Pain qui ne
se savoure qu’avec la multitude. »
4. La Miséricorde, pour ma foi chrétienne…
En tant que chrétien, je crois que ce mystère éternel de relation dans la tendresse de l’amour a un visage.
Et que ce Visage est venu à nous, pour
se donner jusqu’au bout du don ; qu’il vaut la peine d’aimer
ainsi à notre tour, puisque cet amour est même victorieux de la
mort ; que ce don historique dévoile en fait une relation
toujours renouvelée, une alliance de tendresse et de fidélité
du Mystère avec les hommes et les femmes de tout temps.
Je crois que les évangiles rendent compte
et témoignage à cette venue.
Du coup, la Miséricorde dévoile le véritable
Visage de nos frères et sœurs. Elle devient un projet d’avenir
à long terme. Elle dit ce que peut devenir tout homme.
Conclusion :
La Miséricorde comme paradigme interculturel et interreligieux…
C’est pour moi un paradigme, une passerelle incontournable de cheminement avec tous les hommes et femmes de notre temps, avec les croyants et les incroyants, avec tous ceux qui cherchent une spiritualité sur ce Mystère qui traverse nos existences.
Elle peut ressourcer nos rencontres entre croyants de religions grandes ou petites.
Patrice Chocholski
Prêtre du diocèse dArs,
fondateur de la Famille de la Miséricorde à Lyon
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